La reine de Condrieu
Christine Vernay longe la vigne qui décline entre fleuve et ciel, l'air songeur, sous le charme de ce paysage suspendu dans la lumière. Elle contemple de son promontoire les tuiles de Condrieu et les courbes adoucies du grand fleuve qui se glisse entre vergers, autoroute et voie ferrée, et c'est désormais son paysage intime, son royaume. Oui, c'est bien Georges, son père, vigneron charismatique, qui, dans les années soixante-dix, a su réveiller et relancer l'appellation Condrieu, le nectar du viognier, dont il est resté le symbole. Un de ces vignerons, paysans dans l'âme, héritiers d'une culture archaïque, qui épousent leur terroir jusqu'à se fondre en lui. Et Christine en était fière. Ou plus encore. Inconsciemment, elle y avait puisé une force, une confiance, un équilibre. Mais, franchement, elle ne s'imaginait pas vigneronne.
Elle vivait à Paris, enseignait l'Italien aux énarques, et son mari Paul Amsellem, urbain pur sucre, ignorait à peu près tout des subtilités campagnardes. Logiquement, c'étaient ses frères qui auraient dû reprendre le flambeau. La logique, ça n'existe pas. L'aîné a succombé à ses rêves américains et élève des pur-sang au Texas, l'autre se voue dans les Alpes à sa passion des sports aériens. En 1996, elle a relevé le défi sans trembler, son regard jais plus brillant encore, avec cette énergie, cette rigueur obstinée qui imposent à tout coup le respect. Oui, elle a repris le domaine, tout appris de A à Z, et, pendant que Paul orchestrait (en pianiste) les partitions commerciales, elle s'est immergée dans les mystères de la vinification.
Une révélation. Un parcours initiatique. Sa vie en a été changée. Terrasses de l'Empire. Les Chaillées de l'Enfer. Coteaux du Vernon. J'entends le murmure d'Alain, mon guide, mon maître de dégustation. Coteaux du Vernon 2000. " Gras généreux, étonnante fraîcheur... corsé, concentré, onctueux... minéral épicé, fruité intense qui évoque ananas et réglisse... parfait jusqu'en 2010, diabolique sur une langouste du cap corse, grillée sur braise, telle quelle ". Christine a hérité d'un savoir-faire, d'une histoire, mais elle l'a réhabilitée, transformée, en lui imprimant sa marque, sa sensibilité, sa volonté. Avec fierté, oui, et même un peu plus que cela. Il n'était pas question, bien sûr, d'être héritière par défaut, par substitution. Georges Vernay, d'ailleurs, n'en est toujours pas revenu. Il n'avait pas imaginé une seconde que cette gamine volontaire, indépendante, reviendrait un jour au beau milieu des vignes. Mais lorsqu'elle a tranché, déterminée, il a dû savoir, sans rien dire, qu'elle n'était pas là pour faire de la figuration. Elle s'est jetée corps et âme dans l'aventure, décidée à aller jusqu'au bout d'elle-même, jusqu'au bout de l'alchimie de ses vins, toujours insatisfaite, à la recherche de nouvelles sensations, de nouvelles expériences, de nouveaux prodiges, mais aussi de confrontations ou de dialogues avec ses pairs...
Et il faut avoir vu, là-haut, sur le coteau qui surplombe Condrieu, son havre intime ouvert sur les vignes et collé aux chais, pour mesurer la force de ses convictions. Ne dites jamais " la fille Vernay ", elle pourrait vous clouer sur place d'un seul coup d'œil. Laissez-vous emporter par l'élégance et la volupté de sa dernière cuvée aux reflets mordorés, aux flaveurs exotiques. Alors, là-haut, parmi les lignes de viognier hérissés de pieux, vous direz " la reine Christine ". Spontanément.
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